L’absurde et la grâce

On suppose en général que la foi donne un sens à la vie et au monde. Alain Houziaux veut montrer que, bien au contraire, la vie et le monde sont absurdes, même pour le croyant et que, bien plus, la reconnaissance de cette absurdité est le corollaire nécessaire de la confession de la « justification par grâce seule ». Il tente ensuite de montrer que, en reconnaissant cette absurdité, on présuppose et on induit nécessairement la vérité d’une Parole transcendante dite sur le monde et la vie. Il en conclut que la foi en cette Parole n’a rien d’absurde même si elle est fondée sur l’absurde.

La foi nous permet-elle de découvrir un sens à notre vie ? À mon avis : non ! Je dis bien : non ! Bien plus, la foi exige que nous reconnaissions le monde comme absurde et la vie comme injustifiable.
C’est ce paradoxe(1) que je voudrais expliciter.

I – L’envers de l’envers de la tapisserie

On considère souvent que, pour l’athée, l’existence ne peut être qu' »absurde », alors que, pour le croyant, elle aurait un « sens ». À mon avis, il n’en est rien. Contrairement à ce que l’on pense, pour le croyant aussi, l’existence peut et doit apparaître comme absurde.

En effet, ce qui caractérise le croyant par rapport à l’athée, ce n’est pas le fait qu’il trouve un sens pour son existence. Ce qui caractérise le croyant, c’est qu’il confesse que l’existence, même si elle lui apparaît comme absurde, a cependant un sens qui lui reste caché.

Permettez-moi une image pour expliciter ceci. Pour le croyant, la vie, et aussi l’existence et le monde, sont semblables à une tapisserie dont on ne verrait que l’envers. Cet envers est fait de fils effilochés et de noeuds. Son dessin paraît « absurde ». Et pourtant, en vérité, il ne l’est pas puisque ce dessin absurde, vu sur l’endroit de la tapisserie, témoigne d’une beauté, d’une organisation et d’un sens.

La foi consiste à confesser que la vie et le monde ont un sens, une beauté et une signification, alors même que, de l’envers, selon notre point de vue, ils n’en ont pas. « La foi est la démonstration de ce qu’on ne voit pas » (He 11/1).

Ainsi, la foi, c’est confesser qu’il y a un endroit de la tapisserie de la vie, là où on ne voit que l’envers. C’est confesser que, pour la vie, il y a une vérité, un sens et une beauté (visibles pour le regard de Dieu seul) alors même que, pour notre regard, la même vie se montre comme absurde, avec ses fils effilochés et ses noeuds.

Ainsi, la foi fait donc la différence entre d’une part la vérité vraie (la vérité par Dieu et pour Dieu seul) qui est invisible, et d’autre part la « pseudo-vérité » qui, elle, est à la fois visible et fallacieuse.

La foi consiste donc à lire le monde et la vie comme l’envers d’une tapisserie dont l’endroit reste invisible même pour la foi.

La foi opère donc une sorte de « retournement » : heureux celui qui sait lire ce qui est défiguré, absurde et obscur en ayant foi que cet absurde est l’envers d’un endroit splendide mais invisible.

II – Même la grâce nous montre l’absurde

La confession de la justification par grâce (le principe fondateur de la théologie de Luther et du protestantisme) obéit à la même logique du retournement.

La foi, selon Luther, confesse que Dieu justifie, par sa grâce, ce qui, en réalité, pour nous, est et reste injustifiable(2). Dieu est Pardon de ce qui est, pour nous, impardonnable. Il est Amour pour ce qui est, pour nous, indigne d’être aimé. Dans une conceptualité plus moderne, on pourrait dire que Dieu est un Sens donné à ce qui, pour nous, n’a pas de sens. Pour faire bref, il est légitimation et justification de ce qui est absurde. « Justifier », au sens de saint Paul et de Luther, signifie en fait, dans une conceptualité plus moderne, « donner et reconnaître un sens, une raison d’être, une légitimité(3) » à ce qui est, pour nous, selon notre point de vue, injustifiable et absurde.

Mais cela ne veut pas dire que ce qui, pour nous, est absurde cesse de l’être. Bien au contraire ! Dieu impute une « justice » (c’est-à-dire une raison d’être, une justification, un sens) à ce qui est et reste, en soi-même, absurde, injustifiable, c’est-à-dire sans raison d’être. Dans sa grâce, Dieu considère l’homme, la vie et le monde comme s’ils étaient saints, justes et bons alors qu’en réalité, ils sont et restent, en eux-mêmes, pécheurs, injustes et absurdes. Dieu « revêt de justice » l’homme absurde et pécheur. Mais cet homme reste et restera en lui-même absurde et pécheur dans sa réalité propre et intrinsèque. Dieu « donne » et « octroie » un sens au monde et à la vie, mais ce sens ne transforme pas le monde en lui-même. Ce sens est « imputé », il n’existe que par Dieu et pour Dieu. Il n’est pas « incarné » dans le monde. Cette théologie de la justification forensique(4) et extrinsèque n’est pas une théologie de l’incarnation.

Ainsi, la foi ne supprime pas l’absurde et le non-sens de l’existence, pas plus que, pour Luther, la justification par grâce n’est la négation du fait que nous sommes et restons pécheurs.

On peut dire tout à la fois que la vie n’est justifiée que par grâce seule et qu’elle est, en réalité, absurde et injustifiable. En fait ces deux expressions, non seulement sont corrélatives, mais, bien plus, expriment les deux faces d’une même vérité. Dire que la vie est justifiée par grâce seule n’est rien d’autre qu’une autre manière de dire que la vie est absurde et injustifiable en elle-même et qu’elle doit nous apparaître comme telle. Et réciproquement, dire que la vie et le monde sont absurdes en eux-mêmes et à nos yeux implique qu’ils ne peuvent être justifiés que par grâce.

Expliquons-nous. Pour moi, dire « ma vie est absurde à mes yeux », c’est une évidence. Et c’est de plus une affirmation logiquement irréfutable. En effet, pour une simple raison de logique, je ne peux moi-même donner un sens à ma propre vie. Si ma vie a une légitimité (un sens et une raison d’être), cette légitimité ne peut être reconnue et conférée que par un autre que moi-même. Mais moi, par moi-même, je ne peux m’auto-justifier. Je ne peux m’auto-légitimer. Je ne peux décréter moi-même ma propre légitimité. Ce serait là une affirmation auto-référentielle contraire à la logique du sens. S’auto-justifier, énoncer soi-même le sens de sa propre vie, c’est faire la même chose que le Baron de Munchhausen qui tentait de se retirer d’un bourbier en se tirant par les cheveux(5), c’est se constituer à la fois comme juge et partie du sens de son existence et ce par une forme d’auto-référence illicite et sui-falsificatrice.

Pour la même raison logique, je ne peux connaître le sens du monde puisque je suis inclus dans ce monde et que ma connaissance est partie prenante du monde et interne au monde. Le sens ne peut venir que d’ailleurs, d’un ailleurs qui serait hors du monde. Donc, puisque je suis inclus dans le système global du monde, je ne peux donner un sens à ce système. Ainsi, le monde, dans son ensemble, est, en lui-même, globalement absurde. Tout ce qui pourrait donner un sens au monde (par exemple le fait qu’il permette l’apparition de la vie et de l’homme) est interne au monde et donc ne peut lui donner sens. Ainsi le monde et l’univers sont « pour rien », « sans raison ». Ils poursuivent leur course gratuite, sans but ni raison d’être, dans l’infini du néant. « Le gouvernement du monde est inutile et n’a pas de sens, il est sans raison et sans but(6)« .

Mais dire que l’existence et le monde ne peuvent être qu’absurdes ne procède pas seulement d’une exigence logique. C’est aussi une affirmation qui procède de l’exigence de la foi en la justification par grâce seule. En effet, puisque je confesse que la vie et le monde n’ont de sens que par la seule grâce de Dieu, je dois, corollairement, les considérer comme absurdes en eux-mêmes. Puisqu’ils ne sont « justifiés » (légitimés, rendus signifiants) que par la seule grâce de Dieu, c’est qu’ils sont eux-mêmes injustifiés et absurdes.

Ainsi la confession de la justification par grâce seule a pour corollaire nécessaire la confession de l’absurdité de la vie et du monde.

C’est à mon avis le sens de la réponse de Dieu à Job. Job se débat avec l’absurde et le non-sens de sa souffrance. Il se débat avec le fait que sa vie et sa souffrance sont « sans justification ». Et Dieu répond à Job en justifiant le fait que la vie et la souffrance puissent et doivent légitimement être considérées comme absurdes et « sans justification ».

En effet, lorsqu’il répond à la question de Job sur l’absurde et l’injustifiable de sa vie et de sa souffrance, Dieu l’appelle à découvrir les animaux les plus injustifiables, les plus inutiles, les plus absurdes de la création : les hippopotames, les crocodiles, les bisons … Et il met en valeur, par ses « croquis », le côté absurde, incompréhensible, burlesque de ces animaux. Apparemment, le « safari-photo » auquel Dieu convie Job n’a aucun lien avec son problème. Et pourtant si ! Dieu révèle et dévoile aux yeux de Job le fait que le monde, la vie, l’existence et la souffrance sont absurdes en eux-mêmes et doivent être considérés comme tels. Ainsi, il lui donne un exemple : « l’autruche, dit-il, ne s’inquiète pas de mettre au monde des petits, pour rien(7)« . Ainsi, la vie est libre, vivace, vigoureuse, « par delà le bien et le mal ». Elle est aussi « pour rien » c’est-à-dire absurde en elle-même. Et il en est de même du monde. Et Dieu montre à Job le « grand jeu » de la vie qui se joue « pour rien », sous le soleil qui se lève, chaque jour à nouveau, sur les justes et sur les injustes, sur les bisons et sur les éperviers, sur les enfantements et sur les deuils. La Parole de Dieu est la « monstration » de l’absurde.

Donc la Parole qui énonce la justification par grâce seule est aussi celle qui met en lumière l’absurde. C’est la même Parole. Ainsi, de la même manière que, pour Luther, la Parole du pardon qui octroie la grâce à l’homme est simultanément une Parole de jugement qui lui révèle son péché, de la même manière la Parole qui énonce que le monde est justifié par grâce seule est simultanément une Parole qui dévoile l’absurdité du monde. C’est parce que Dieu juge le monde absurde et injustifiable qu’il ne peut le justifier (c’est-à-dire le décréter juste) que par grâce seule. Justifier par grâce, c’est justifier ce qui est jugé, en soi, « injuste » et injustifiable. La Justification est simultanément Jugement. Elle dénonce le caractère « injuste » et injustifiable de la vie et du monde. La Parole de Dieu est Justification-Jugement.

Alors que l’athée peut croire, de manière illusoire, que le monde et la vie ont un sens, le croyant – du moins celui qui confesse la justification par grâce seule – sait, lui, que, puisque la vie et le monde n’ont de sens que par la grâce de Dieu, ils n’ont pas de sens en eux-mêmes.

Ainsi la référence à la grâce de Dieu authentifie le fait que le monde et la vie sont absurdes en eux-mêmes. Le principe de la justification par grâce seule est aussi le principe de l’affirmation de l’absurde et, j’ajoute, de la grâce de l’absurde.

En effet, l’absurde cesse d’être une carence, un désespoir. Pour le croyant, il est l’index et même la démonstration que le monde est justifié par la seule grâce de Dieu. L’absurde est légitimé. Il devient une forme de grâce puisqu’il est le « reflet » et le corollaire du principe de la justification par grâce seule.

Ainsi, il est saint, juste et bon que nous découvrions l’absurde du monde et de la vie parce que cet absurde est le « reflet » du fait de la confession de la justification par grâce seule. La reconnaissance de l’absurde est unepreparatio fidei à la découverte que le monde et la vie ne sont justifiés que par la seule grâce de Dieu(8).

« L’absurde est le critère négatif de ce qui est plus haut que l’intelligence humaine ». « L’absurde, c’est le critère du divin et du rapport à Dieu(9)« .

À mon avis, la théologie de la grâce de Luther n’est qu’une autre manière de légitimer l’absurde de Nietzsche et de Camus. Nietzsche pourrait être le cinquième Évangile. « Au-dessus de toute chose, s’étend le ciel de la Contingence, le ciel de l’Innocence, le ciel du Hasard, le ciel du Caprice(10)« . Ainsi, le monde est et est seulement pour la gloire de Dieu, et n’a de sens que par sa grâce.

III – Même la nuit prouve la lumière

Nous avons donc montré que le principe de la justification par grâce seule implique que le monde et la vie soient reconnus comme absurdes. Nous voulons maintenant montrer l’inverse et la réciproque, à savoir que le fait de reconnaître le monde et la vie comme absurdes induit nécessairement la reconnaissance d’une Parole transcendante qui est Lumière et Grâce.

Ainsi, nous voulons tenter une apologétique (en l’occurrence une démonstration du fait qu' »il y a » une Lumière et une Parole transcendantes). Et ce par la via difficilior, c’est-à-dire en partant du constat de l’absurdité du monde, du discours athée de ceux qui généralement récusent cette Parole et cette Lumière.

Nous nous expliquerons à l’aide d’une nouvelle métaphore, celle de la chouette. La chouette ne voit que lorsqu’il fait nuit. Lorsqu’il fait jour, elle devient aveugle, et alors elle ne voit que du noir et de la nuit(11). Ainsi, et c’est là le point important, lorsque la chouette ne voit que la nuit, c’est la preuve qu’il fait grand jour.

Chouette ! je peux me comparer à cette chouette ! Lorsque je ne vois que la nuit, je peux dire qu’il n’y a rien d’autre que la nuit. Mais je peux aussi en déduire, ou mieux en induire, tout aussi logiquement, que, puisque je ne vois que la nuit, je suis dans une lumière invisible pour mes yeux de chouette. Je peux dire : Je suis dans la nuit, donc « la lumière est venue dans le monde et le monde ne l’a pas reçue(12)« . Ce deuxième énoncé procède d’uneréflexion(13), d’une analyse(14) et d’une induction. En fait, c’est une anabase(15), c’est-à-dire une remontée de la nuit vers la lumière.

Ce deuxième énoncé – celui qui affirme qu’il y a une lumière au-dessus de ma nuit – n’est ni plus ni moins contestable que l’affirmation athée qui énoncerait : Je ne vois que la nuit donc aucune lumière d’en haut n’est venue dans ce monde.

Je dirais même plus : le fait que je puisse identifier la nuit comme étant « nuit » implique qu’il y ait une « lumière » et que j’aie connaissance de cette « lumière ». Ainsi le second énoncé (celui qui énonce que la nuit est l’envers d’une lumière) me paraît plus légitime et fondé que le premier (celui qui énonce que la nuit ne présuppose en rien la lumière). En effet ce n’est qu' »à la lumière » d’une connaissance de ce qu’est la lumière du jour que je peux reconnaître et identifier la nuit comme « nuit », c’est-à-dire comme l’opposé du jour.

On peut voir une illustration de ceci dans le début du premier récit biblique de la création (Genèse 1). Au commencement, il y avait les « ténèbres » (qui ne sont ni nuit ni jour). Puis il y eut la lumière. Fiat lux ! Ce n’est qu’ensuite que Dieu sépare la lumière de la ténèbre et appelle la lumière « jour » et la ténèbre « nuit ». L’advenue de la lumière est un préliminaire et une condition nécessaires à l’identification de l’obscurité comme « nuit ».

Sans cette « lumière » du fiat lux, ce que je vois est pour moi indécidable, c’est-à-dire indécidablement « nuit » et « jour ». Ce que je vois est alors « ténèbres », indéfinissable et indifférencié. Je ne sais pas si ce que je vois est la « nuit » ou le « jour » car je suis enfermé, partie prenante, d’un milieu que je ne peux identifier faute de référence extérieure à ce milieu. Ainsi le fait même que je puisse dire « il fait nuit » présuppose(16) le fiat lux.

De la même manière, le fait de pouvoir identifier l’absurde comme « absurde » présuppose que l’on soit au bénéfice d’une lumière qui donne sens à cette notion d’absurdité. Je ne peux identifier le monde et la vie comme « absurdes » qu’à la lumière d’une « lumière » qui donne sens à cette notion d’absurdité.

En effet, sans cette « lumière » extérieure qui met en lumière l’absurdité du monde et me permet de la reconnaître, de l’identifier et de la désigner comme telle, je reste « enfermé » à l’intérieur du monde et englobé dans ce monde. Et de ce fait, je n’ai aucune possibilité de le juger dans sa globalité et de l’identifier comme étant « absurde », ni d’ailleurs comme « ayant du sens ». Par mes seules ressources cognitives et par mon seul savoir, je n’ai aucune possibilité de définir le monde et la vie comme « absurdes », ni d’ailleurs comme « non absurdes ». Le fait qu’ils soient « absurdes » reste, pour moi, un indécidable. De même un aveugle qui, de tout temps, est resté enfermé dans son monde d’obscurité et de ténèbres n’a aucune possibilité d’identifier cette ténèbre comme étant « nuit ». Il ne sait pas s’il fait « jour » ou s’il fait « nuit ».

Ainsi, le fait que je puisse reconnaître qu' »il fait nuit » (et ainsi ne pas rester aveuglément plongé dans l’indécidable des ténèbres sans savoir si elles sont « jour » ou « nuit ») présuppose et prouve que j’ai connaissance d’une « lumière » qui me permet de faire la différence entre la « nuit » et le « jour ». De même, si je peux dire « le monde est absurde », c’est parce que je bénéficie d’une « illumination » et d’un « oracle » venus d’ailleurs. C’est cette « lumière-oracle » et elle seule, et aussi le fait que je puisse en bénéficier, qui me permettent d’identifier le monde comme « absurde ».

De même, si Épiménide-le-menteur peut dire véridiquement et sans mentir« je suis menteur », s’il s’exprime sans mentir en disant « je suis menteur », c’est parce qu’il s’exprime non pas en son nom propre (qui est celui d’un menteur qui ne peut s’exprimer qu’en mentant) mais au nom d’une Parole autre que la sienne. Il énonce une vérité qui a été établie et instituée par une Parole transcendante, objective et véritable. Sans cette référence à cette Parole et à cette Vérité, Épiménide ne pourrait pas énoncer la vérité du fait qu’il est menteur, car il mentirait en disant qu’il est menteur, ce qui rendrait son propos incertain.

Le simple fait qu’il puisse dire sans mentir « je suis menteur » présuppose et prouve que, en disant véridiquement « je suis menteur », il se fait l’écho d’une « Parole » de vérité forensique et transcendante(17). S’il n’était pas ainsi au bénéfice de cette parole, s’il restait prisonnier de son parler-mensonger, son affirmation « je suis menteur » resterait un indécidable.

De même, le sujet qui énonce « le monde et la vie sont absurdes » ne peut le dire de son point de vue propre. Il ne peut l’énoncer que parce que cet absurde lui est révélé dans et par une lumière transcendante qui n’est pas celle de ses yeux.

Certes, nous l’avons dit, le fait que la vie et le monde soient absurdes peut être démontré, par simple nécessité logique, sans qu’il soit nécessaire de recourir à une quelconque « lumière » extérieure et transcendante. Mais je ne peux reconnaître(18) cette absurdité, c’est-à-dire la « voir » comme une vérité évidente, si je reste prisonnier de mon point de vue puisque celui-ci est partie prenante de ce que je voudrais pouvoir identifier. Je ne peux dire et reconnaître « ce monde est absurde » que si cette absurdité est « mise en lumière » à mes yeux par une lumière verticale par rapport au « plan du monde ».

Nous ne pouvons dire « le monde est absurde » qu’en reconnaissant le « point de vue » transcendant et la « ligne de mire » verticale du Dieu de Job, ce Dieu qui lui révèle et lui dévoile l’absurdité du monde. Car, de façon plus générale, tout jugement sur un objet (le monde dans sa totalité, ma vie dans sa totalité) et définissant la vérité de cet objet ne peut être effectué que par un acte judicatif qui est une « mise en lumière » et une « mise en jugement » selon une « lumière » et une « judication » transcendantes, extérieures et forensiques par rapport à cet objet. Sinon, ce jugement n’est qu’indécidable(19).

Ainsi, l’absurde du monde ne peut apparaître à Job que parce qu’une Parole et une Lumière forensiques lui montrent cet absurde. Tant que Job, enfermé dans son monde, au ras des pâquerettes de ce monde, cherchera un sens à ce monde, et aussi à sa vie et à sa souffrance, il ne pourra que rester dans les « ténèbres ». Il continuera à ne pas savoir s’il fait « jour » ou s’il fait « nuit », si la vie a un sens ou si elle n’en a pas. Seule la proclamation forensique d’une Parole transcendante lui dévoile le fait que le monde est sans raison et sans sens. Et le fait qu’il le découvre et le reconnaisse(20) prouve qu’il est au bénéfice de cette Parole et de cette Lumière qui lui révèlent cette absurdité.

Ainsi le simple fait que le sujet puisse reconnaître l’absurdité du monde et de la vie non seulement présuppose mais aussi induit et prouve(21) le fait qu' »il y a » une « lumière » transcendante et forensique puisque seule cette lumière luidévoile la vérité de cette absurdité(22). Seule cette illumination(23) lui permet d’identifier et de reconnaître cette absurdité bien qu’il soit intégré dans cette absurdité. Et la reconnaissance de la vérité de cette absurdité est juste et légitime puisque cette absurdité peut être démontrée, comme nous l’avons montré, par la simple voie de la logique.

IV – Même l’absurde prouve la grâce

Ainsi, dans un souci apologétique, nous voulons prendre les tenants de l’absurde à leur propre piège en leur disant : Messieurs, vous avez bien raison. Mais si vous nous suivez, reconnaissez aussi que votre constat de l’absurdité du monde, bien loin d’impliquer l’athéisme et le refus de toute transcendance efficace, induit qu’il y a une lumière sur votre absurde, celle même qui vous permet de proclamer cet absurde.

Quant à vous, Messieurs les chrétiens qui vous acharnez à trouver un sens à la vie et au monde pour en induire le fait qu’il y a Dieu, méfiez-vous ! Le tremplin de votre apologétique en est en réalité la tombe ! Car c’est le fait avéré que nous reconnaissions l’absurde qui constitue la légitimation et la preuve de l’effectivité de cette Parole-Lumière que les croyants dénomment Parole-Lumière de Dieu.

Cette Parole a pour propre de dire l’absurde. Elle « signifie » et « dénonce » l’absurde (un peu comme un huissier « signifie » et « dénonce » un verdict judiciaire). Elle « justifie » l’absurde – elle confirme qu’il est juste de dire qu' »il y a l’absurde ». Elle est une lumière sur l’absurde et sur la nuit de l’absurde. Ainsi le seul sens que je reconnais pour le monde et pour moi, c’est celui qui signifie l’absurde.

Pouvons-nous aller jusqu’à dire que cette Parole est aussi Grâce ? Sans doute ! Le constat de l’absurde devient une délivrance et une grâce, car la reconnaissance de ce que la vie et le monde sont absurdes nous délivre de tout souci de justification. La lumière qui dévoile l’absurde à mes yeux est effectivement une Lumière, c’est-à-dire une Grâce. « Ta Parole, Seigneur, est une lumière sur mon chemin et une lampe à mes pieds(24). » La Parole qui dénonce l’absurde fait de cet absurde une forme de délivrance. L’absurde cesse d’être un mal. En proclamant l’absurde, la Parole fait de cette proclamation une parole de grâce et de libération. En effet la reconnaissance de l’absurdité de la vie et du monde nous donne la liberté. Le fait que la vie et le monde soient « pour rien » en constitue la grâce, la beauté et la merveille.

À la lumière de cette Lumière qui met en lumière l’absurde et qui fait de cette absurdité une lumière, je cesse d’être préoccupé de moi-même et d’avoir le souci de justifier mon existence. En « justifiant » l’absurde, c’est-à-dire en authentifiant la légitimité de l’absurde, cette Lumière justifie le fait que la vie soit et reste absurde. Elle justifie ma vie dans son caractère injustifiable. Elle justifie ma vie injustifiable. Elle fait que ma vie une grâce car elle me délivre du souci de la justifier. C’est pourquoi cette Lumière est une grâce car elle m’autorise à faire de ma vie une grâce que je n’ai pas à justifier.

V – La foi n’a rien d’absurde

La foi en tant que confession de la Lumière me paraît juste et justifiée. Bien loin d’être une illusion, elle me paraît être un outil nécessaire pour dire et reconnaître la vérité.

La foi, à savoir la reconnaissance d’une Parole et d’une Lumière transcendantes, n’a pas à être considérée comme un « paradoxe », un « pari « , ou un « saut », ou une absurdité. Elle devient logique, légitime et même nécessaire puisqu’elle est le corollaire logique et nécessaire de la reconnaissance de l’absurde, cette reconnaissance étant elle-même logique et légitime puisque cet absurde peut être démontré, et même démontré de manière « athée ».

En effet, rappelons-le, on peut démontrer (par une simple question logique et sans qu’il soit nécessaire de présupposer l’existence d’une Lumière transcendante) le fait que le monde est en lui-même globalement absurde. Ainsi le fait que nous reconnaissions cette absurdité du monde a donc une légitimité certaine. Et puisque la reconnaissance de cette absurdité s’effectue nécessairement à la lumière d’une Lumière transcendante et forensique (qui, seule, permet que cette absurdité soit reconnue comme telle), le fait de présupposer cette Lumière – ce qui est le propre de la foi – doit être reconnu comme légitime. Ainsi la foi en la Lumière est légitime. Elle est même nécessaire à la reconnaissance de cette vérité qui constitue l’absurdité du monde.

Ainsi, nous allons à l’encontre du « credo quia absurdum « , si cette expression signifie que le credo est un acte paradoxal et absurde. En effet, le fait de dire « je crois » (en la Lumière) n’a rien d’absurde, même si la reconnaissance de l’absurde est le fondement de ce credo.

Ainsi, il se pourrait bien que ce soit ce qui paraît le plus à l’opposé de Dieu qui induit le mieux l’idée de Dieu, sa légitimité et même sa nécessité. Ce qui conduit à Dieu, c’est l’absurde, l’humour, le hasard, la conscience du mal et la butée contre les contradictions.

  • L’humour. L’humour, dans sa forme la plus radicale (l’ironie, la dérision, le persiflage), semble iconoclaste, nietzschéen, déconstructeur. L’humour iconoclaste proclame, semble-t-il,  » tout est absurde, rien n’a de sens, il n’y a pas de Dieu ». Mais en fait, l’humour consiste à sauter par-dessus son ombre et à regarder d’en haut la comédie humaine et le déboulé absurde du monde au travers du rien. Il consiste à observer, d’un regard accroché à un ailleurs, la vie et le monde comme une agitation dérisoire, insensée et burlesque. Il considère le monde comme un spectacle innocent, capricieux et ludique. Ainsi, l’humour épouse le regard du Dieu de Job sur le spectacle du monde. Et regarder le monde avec humour, c’est-à-dire avec ce regard, c’est présupposer et induire la vérité de ce Regard.
  • La théorie du hasard pur. Apparemment, le hasard est un concept athée. En effet, si nous disons que le monde n’est que hasard, c’est qu’il n’y a ni finalité, ni providence. Et pourtant, est-ce que le hasard pur(25) ne serait pas, pour nous, la trace et la main d’un Dieu véritablement tout autre ? En effet, le « hasard » des noeuds de l’envers de la tapisserie (notre monde tel que nous le percevons) n’est qu’une manifestation, visible pour nous, d’une logique autre qui nous reste cachée(26). Ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito » (Albert Einstein(27)).
  • La conscience du mal et du péché. Si j’ai conscience du mal et du péché, si je peux les identifier en tant que tels, c’est parce que je les identifie comme « écart » par apport à un monde « autre », celui du Bien et de la Vérité, qui est l’étalon par référence auquel j’identifie cet écart. En fait, voir le mal comme « mal « , c’est présupposer qu’il y a un Bien. « L’existence du mal est la preuve de l’existence de Dieu. Si le monde consistait uniquement dans le bon et le bien, alors Dieu ne serait plus utile. Dieu est parce que le mal est » (Berdiaev(28)). Dieu est un Référentiel nécessaire pour que je puisse reconnaître le mal comme mal.
  • Et enfin, la butée contre les contradictions et l’absurde. « Toutes les fois qu’une contradiction s’impose à l’intelligence, celle-ci est contrainte de concevoir un rapport qui transforme la contradiction en corrélation et par suite l’âme est tournée vers le haut(29).  » Il faut se servir de la contradiction « comme d’un outil à deux branches, comme d’une pince pour rentrer par elle en contact avec le domaine transcendant de la vérité insaisissable aux facultés humaines(30). » « La contradiction est le levier de la transcendance(31). »

Lorsque mon regard suffoque à l’obscur des abymes,
C’est alors que, pour mes yeux d’énigme,
l’Éclat scelle pour moi son mystère à l’abîme du jour.
Quand je crois Le voir avec mes yeux d’énigme,
Il rétrécie encore mes paupières.
Et lorsqu’enfin je désespère, lorsqu’il fait vraiment nuit pour moi,
C’est alors seulement que je sais qu’Il est sûrement Soleil.
Ainsi, je suis une cendre d’étoile qui remonte la trace de son Feu
Et qui Le trouve de nuit et par la grâce de la nuit.


Notes

Alain HOUZIAUX est docteur en philosophie et en théologie. Il est pasteur à l’Église réformée de l’Étoile à Paris.

1 Dans le sens trivial d’énoncé contraire à l’opinion commune. Nous verrons qu’en fait il n’y a là rien de paradoxal au sens philosophique du terme.

2 Pour un exposé clair et limpide sur ce thème théologique, cf Otto Hermann PESCH, « Justification », in : Peter EICHER (dir.), Nouveau dictionnaire de théologie, Paris : Cerf, 1996, p. 466-475.

3 Ainsi on peut dire que la mission ou le travail de M. X est « justifié(e) » si elle a un sens, une raison d’être, une utilité.

4 Forensique : venu de l’extérieur.

5 L’image, héritée d’un conte pour enfants, a été reprise par Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme volonté et représentation, t. I, p. 7, Paris : PUF, 1942.

6 Eugen FINK, Le Jeu comme symbole du monde, Paris : Minuit, 1966, p. 235.

7 Job 39/39.

8 C’est d’ailleurs très précisément le chemin que j’ai moi-même suivi pour la découverte de la foi chrétienne. D’origine totalement athée, formé par la lecture de Nietzsche et Camus, je n’ai découvert la force de la notion de « justification par grâce seule » que parce que j’avais totalement intégré celle d’absurdité de l’existence. Je suis loin d’être seul à avoir suivi cette voie. Presque tous les convertis qui peuplent les communautés charismatiques et évangéliques sont des rescapés du désespoir et de l’absurde, ou plutôt, plus précisément, des êtres qui montent à l’échelle vers Dieu avec pour seule assise pour cette échelle celle de leur désespoir.

9 Søren Kierkegaard cité par André CLAIR, Pseudonymie et paradoxe, La Pensée dialectique de Kierkegaard, Paris : Vrin, 1976, p. 98 s.

10 Friedrich NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, III : « Avant l’Aurore », Paris : Aubier, 1953, p. 331.

11 Elle ne peut supporter la lumière du soleil. Avec René Guénon, on peut voir en elle le symbole de la connaissance rationnelle et réflexive – perception de la lumière (lunaire) par reflet – par opposition à la connaissance immédiate – perception directe de la lumière (solaire). Elle symbolise la réflexion qui domine les ténèbres (J. CHEVALIER – A. GHEERBRANT, Dictionnaire des Symboles, Paris : Robert Laffont-Jupiter, 1982, p. 246).

12 Jean 1/5.

13 Cf note supra : ce que symbolise le regard de la chouette, c’est la « réflexion ».

14 « L’analyse procède moins de la mise en lumière des parties constitutives d’un tout que de la recherche des causes dernières d’une réalité ou d’un phénomène » : Les Notions philosophiques, Paris : PUF, 1990, t. I, p. 85.

15 Mot rare signifiant : fondation du haut à partir du bas, du « ciel » à partir de la « terre » (cf en grec ana : de bas en haut).

16 Cf La « présupposition selon laquelle « vérité il y a » », Martin HEIDEGGER, L’Être et le Temps, § 44. Cf article « Vérité (présupposition de la …) » in : Les Notions philosophiques, ibid., t. II.

17 En disant « je suis menteur », et en le disant de manière non indécidable, Épiménide présuppose que « vérité il y a ». Épiménide-le-menteur ne peut dire véridiquement « je suis menteur » que s’il présuppose l’idée de « vérité » et celle d’un « parler vrai », et ce bien qu’il soit menteur. S’il ne fait pas cette présupposition, l’énoncé « je suis menteur » reste un indécidable. En effet, si Épiménide ment en disant « je suis menteur », on doit en conclure qu’il dit la vérité. Mais s’il dit la vérité, il dit la vérité en disant « je suis menteur ». Et on doit donc en conclure qu’il est menteur.

18 Il faut faire la distinction entre démontrer mécaniquement, à l’aveugle, sans comprendre ce que l’on a démontré, et comprendre (et reconnaître) le sens et la vérité de ce que l’on a démontré. Cette distinction recoupe la distinction entre la « véracité syntaxique » (démontrée mécaniquement) et la « vérité sémantique » qui se montre, se reconnaît et se comprend. Cette distinction recoupe aussi la distinction de Wittgenstein entre « dire » (on peut dire « le monde est absurde » sans comprendre le sens de cet énoncé) et « montrer » (quand on montre quelque chose, on montre par là-même qu’on l’a vu, perçu, compris).

19 Cf Tarsky qui, à propos du concept de « vérité », reprend la théorie des classes de Russell et le théorème d’incomplétude de Gödel. Tarsky montre qu’on ne peut rendre compte des termes et des relations d’un ensemble formel qu’à condition de se placer dans un ensemble plus riche incluant un axiome extérieur au premier ensemble.

20 Job 42/3-6.

21 On saisit la différence entre « présupposer » et « prouver » ou « induire ». Si je m’adresse à M. X en l’appelant « mon cher cousin », je présuppose qu’il est mon cousin, mais je ne le prouve pas (M. X peut très bien en fait ne pas être mon cousin). Par contre, si je fais la différence entre un tissu rouge et un tissu vert, cela prouve que je ne suis pas daltonien.

22 La vérité est a-leteia, c’est-à-dire dévoilement, selon la pseudo-étymologie de Heidegger.

23 « Illuminatio : don de la lumière incréée nécessaire à la connaissance de la vérité » (Les Notions philosophiques, ibid., t. I, p. 1224). Cf « Tout don excellent, toute donation parfaite vient d’en haut et descend du Père des Lumières chez qui n’existe aucun changement ni l’ombre d’une variation » (Jc 1/7). Cf aussi « Dieu est vis-à-vis de l’âme comme le soleil vis-à-vis des yeux du corps » (Roger Bacon). C’est pourquoi Dieu est la « lumière » et l’intellect agent qui illumine les âmes (les yeux) ou intellects passifs.

24 Psaume 119/105.

25 Nous entendons le hasard objectif et non le hasard subjectif. « Est aléatoire un processeur qui ne peut être simulé en aucune manière ni décrit par aucun formalisme » (René Thom).

26 La succession des chiffres qui définissent le nombre PI (à savoir 3,14159 …) nous paraît parfaitement aléatoire puisque, jusqu’à ce jour, on n’a pas découvert de loi régissant cette succession. Et pourtant, l’ordinateur qui donne la succession des décimales qui définissent le nombre PI procède, quant à lui, de manière tout à fait logique.

27 Albert EINSTEIN A life for to-morrow, Bookland, 19958. Citation extraite de Jérôme DUHAMEL – Jean MOUTTAPA, Dictionnaire inattendu de Dieu, Paris : Albin Michel, 1998.

28 N. BERDIAEV, L’esprit de Dostoievski, Paris : Stock, 1974.

29 Simone WEIL, La source grecque, Paris : Gallimard, 19692, p. 106.

30 S. WEIL, Oppression et liberté, Paris : Gallimard, 1955, p. 228.

31 S. WEIL, Cahier III, Paris : Gallimard/Quart, 1999, p. 932.

Faith, as generally accepted, gives meaning to life and to the world. Alain HOUZIAUX challenges this understanding. He claims that not only are life and the world absurd even to believers, but also that the recognition of this absurdity is the necessary corollary of confessing « justification by grace alone ». Given this recognition, he then proceeds to show that we presume and induce the truth of a transcendant word pronounced over life and the world. He concludes that faith in this transcendant word is by no means absurd, though it is rooted in the absurd.

p. 25-37

Auteur

HOUZIAUX Alain
Alain HOUZIAUX est pasteur à l’Église Réformée de l’Étoile, docteur en philosophie de la Faculté de Paris-Nanterre et docteur habilité en théologie de la Faculté des Sciences Humaines de l’Université Marc-Bloch à Strasbourg.